Joseph Mallord William TURNER Londres, 1775 - 1851
Le Loch Binger et le Mäuseturm sur le Rhin
Aquarelle gouachée
The Lock Binger and the Mäuseturm, gouache and watercolour, by J. M. T. Turner
h: 20 w: 31 cm
Provenance : Collection Walter Fawkes puis par descendance ;
Collection Francis Hawksworth Fawkes ;
Acquis auprès de celui-ci par Agnews, 1912 ;
Collection Reginald A. Tatton puis par descendance à son fils T.A. Tatton;
Vente anonyme; Londres, Christie"s, 14 décembre 1928, n° 34 (170 gns à Agnews) ;
Collection A. Roffe ;
Chez Agnews, Londres ;
Collection de Mrs Church, 1943 ;
Chez Agnews, Londres, 1966 ;
Vente anonyme ; Londres, Christie"s, 10 juillet 2014, n°214 ;
Acquis lors de cette vente par l"actuelle propriétaire ;
Collection particulière, Monaco
Expositions : "Old Masters", Londres, Royal Academy, hiver 1889, n° 31
Agnew"s, Londres, 1913, n° 50
"J.M. William Turner: Köln und de Rhein", Cologne, Wallraf-Richartz-Museum, 1980, p. 60, n° 19
"Turner"s rivers of Europe, The Rhine, Meuse and Mosel", Londres, the Tate Gallery, et Bruxelles, musée d"Ixelles, 1991-1992, p. 98, p. 104-105, n° 11
Bibliographie : Walter Thornbury, "The Life of J.M.W. Turner, R.A.", Londres, 1862, II, p. 394; 2e ed. 1877, p. 591
Walter Armstrong, "Turner", Londres, 1902, p. 242
Alexander Joseph Finberg, "Turner"s Water-Colours at Farnley Hall", Londres, Paris et New York, n.d. [1912], p.23, sous "The Rhine Drawings", comme n° 33, "The Mausethurm, Bingen Loch"
Andrew Wilton, "The Life and work of J.M.W. Turner", Fribourg et Londres, 1979, p. 378, n° 679
Commentaire : En 1817, Turner entreprend son premier voyage à l"étranger après la fin des guerres napoléoniennes, en Belgique, sur le champ de bataille de Waterloo, puis le long du Rhin et enfin en Hollande avant de rentrer en Angleterre. Cinquante et une aquarelles résultent de ce périple à travers le nord de l"Europe, parmi lesquelles notre œuvre "Le Loch Binger et le Mäuseturm sur le Rhin". Cette série est unanimement considérée comme l"une des plus importantes de l"artiste, et ces aquarelles comme de pures merveilles. Notre feuille ne déroge pas à la règle et témoigne des prodiges dont Turner est capable, parvenant à " un ton d"une profondeur et d"une force auxquelles je n"aurais jamais cru auparavant que l"on rêvât de parvenir avec des outils aussi indociles " comme l"exprimait un visiteur lors d"une exposition de ses aquarelles à la Royal Academy1. Elle représente la vue sur le Rhin jusqu"aux gorges de Binger avec le village de Bingen et les ruines du château Klopp à gauche, le château d"Ehrenfels à droite et l"île avec le Mäusethurm de Bingen au centre.
Ce voyage est l"un des circuits les mieux documentés de Turner, car il a lui-même archivé ses déplacements dans son carnet "The Itinerary Rhine Tour" et il est possible de tracer avec précision le chemin emprunté par l"artiste. Turner a quitté Londres le dimanche 10 août et a passé quelques jours en Belgique avant de se rendre à Cologne où il est arrivé le lundi 18 août. Il longe ensuite la rive ouest du Rhin, principalement à pied, jusqu"à Mayence, avant de revenir par le même chemin, cette fois principalement en bateau.
Des préparatifs minutieux précédèrent son départ, notre artiste étudiant et prenant des notes détaillées à partir des différents guides disponibles. Sur tout son parcours, Turner dessina sans cesse, remplissant trois carnets de centaines de croquis au crayon rapidement exécutés sur le vif. Il était historiquement admis autrefois, exemple de la " mythologie turnérienne " propre aux immenses artistes, que notre peintre réalisa cette série pendant son voyage, réalisant les aquarelles directement sur le vif, ce qui signifiait une production de trois aquarelles par jour. Cette histoire découlait surtout d"une information erronée selon laquelle à son retour, Turner serait allé directement à Farnley chez Walter Fawkes, son ami et mécène, premier collectionneur de notre œuvre, qui lui aurait acheté toute la série. La réalité telle qu"elle est défendue par les historiens aujourd"hui est moins sensationnelle : une fois débarqué sur les rives anglaises, l"artiste se serait rendu d"abord au château de Raby, où il réalisa la majeure partie de la série d"après les dessins précédemment croqués sur le vif. Cette théorie s"appuie notamment sur la qualité du papier utilisé d"une part, qui n"est pas du type avec lequel Turner aurait voyagé, et d"autre part sur le fait que l"artiste ait perdu durant son voyage " sa boite à couleurs ". Finalement, il n"aurait tout simplement pas été possible à Turner de voyager à la vitesse avec laquelle il le faisait et d"exécuter, à la fois, les centaines de croquis dans ses carnets et le groupe d"aquarelles qui nécessitaient un certain temps de séchage.
Mais la grande force de Turner, son talent immense qui fait de lui sans doute le plus grand aquarelliste de l"histoire de l"art, c"est cette capacité à rendre ses œuvres vivantes et ainsi à nous faire douter de son processus créatif pourtant si classique. Si l"on suit cette théorie moderne sur notre série, notre aquarelle est issue d"un croquis réalisé directement sur la rivière, depuis le pont d"un bateau. Ce point de vue se retrouve dans l"un des dessins conservés dans un carnet aujourd"hui à la Tate de Londres (fig.1). Toutefois la technique virtuose de Turner nous laisse penser que c"est bien face au motif directement que l"artiste réalisa cette œuvre, tant la touche est rapide et assurée, avec cette technique du grattage nerveux de la feuille pour rendre le mouvement de l"eau, les nuances du ciel ou le relief des flancs de colline. Le premier plan est doux et serein, avec ces subtils reflets des reliefs du paysage dans l"eau, grise comme le ciel. Mais dans le fond, se dégage une atmosphère mystérieuse, proprement romantique. Comme si les flancs de montagne cherchaient à nous cacher quelque agitation habilement suggérée par ces flux des eaux de part et d"autre du Mäusethurm si frêle au centre de ce puissant carrefour naturel. L"artiste joue ici merveilleusement sur le sentiment palpable d"un contraste pesant, entre l"impression générale d"une grande paix et l"intuition de l"imminence d"un drame. Le ciel semble s"assombrir dangereusement et les derniers rayons de soleil frappant les architectures d"un ton doré sont en train de fuir. Nous assistons aux prémices d"une grande bataille, le calme avant la tempête.
1. Thomas Green, "The Diary of a Lover of Literature", Ipswich, 1810, cité par A. J. Finberg, "The life of J. M. W. Turner", 1939 (seconde édition révisée et complétée, par Hilda F. Finberg, Oxford, 1961), p. 57
Estimation 300 000 - 400 000 €